" Ca parle tout le temps, ça marmonne et murmure à voix très basse, et alors la jeune fille peut venir. Elle peut enfin quitter la terre et monter à travers le ciel, pour me rejoindre dans les nuages. Elle glisse le long du chemin des gouttes, un peu de biais, et elle flotte au-dessus du sol. Elle est perdue dans les nuages, elle s'étale dans le brouillard. Elle est si haut qu'elle n'entend plus le bruit des pas, le bruit des moteurs, le bruit des pneus. Elle n'entend que le tapotement régulier, très doux, et c'est un peu comme si elle s'endormait.
Elle est devenue grise.
Petite Pluie sait de drôles d'histoires, des histoires qui ne commençent pas, qui ne finissent pas, et qui n'ont pas de milieu. Elle sait des mots à peine audibles, qui entrent dans le corps et humectent l'intérieur.
Par exemple l'histoire d'un visage aux traits effacés, dont on ne voit réellement que les yeux, deux beaux grands yeux qui luisent dans le brouillard. Ces yeux-là sont libres, ils n'appartiennent à personne. Ils regardent. Ce ne sont pas des yeux méchants, ni pour observer la terre. Ce sont des yeux dont le regard caresse, va et vient sur la peau et fait frisonner. Ces yeux n'ont pas de visage. Ils règnent dans le ciel pâle, ils vous attirent irrésistiblement par l'éclat de leurs pupilles. On monte dans le regard, on s'étire et on bâille, on se répand dans les iris. Comme les yeux n'ont pas de visage, tandis qu'on monte on perd son visage aussi, on perd tous les signes, toutes les rides, on n'a même plus de nom. On plane dans l'espace, immobile devant les yeux qui toujours vous regardent. Par moments, ils battent rapidement des paupières, et on sursaute. On pourrait rester là des années et des années, dans le courant du regard, planant comme un cerf-volant. On n'est plus rien du tout, on n'a plus de désirs, ni de souvenirs. Peut être qu'on dort les yeux ouverts, comme les somnambules, ou alors on n'a plus d'autre regard que celui des yeux étranges qui vous regardent."
In Voyages de l'Autre Côté de J.M.G. Le Clézio
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